La
Belle brune dort, la
Belle Brune dort, la
Belle Brune dort...
Je
n'entends plus que cela depuis des semaines. C'est lancinant cette
façon qu'a ma maîtresse de toujours répéter les mêmes choses.
Parfois, Elle me fait penser à un disque rayé.
Bon,
très bien, ma copine dort beaucoup. Ce n'est pas difficile à
constater. Il suffit d'entrer dans le salon pour le savoir : souffle
régulier, yeux fermés, pattes décontractées, elle sommeille. Et,
cerise sur le gâteau pour notre dormeuse, devenue sourde depuis
quelques mois, aucune nuisance sonore ne la dérange plus.
Dernièrement,
inquiète, Anne a décidé d'aller chez le véto avec notre Belle
Brune.
Elle
a aidé sa chienne chérie à s'installer à l'arrière de la voiture
mais pour moi, ce fut : « Allez, Némo, grimpe ! » Aucune
considération pour le mâle de la maison ! Je vous jure.... Dieu
merci, grâce à ma souplesse légendaire, en deux bonds, je fus
installé sur le siège passager.
Et
la ritournelle de la voiture a commencé : « Assieds-toi, Némo
! Mais assieds-toi donc, bon sang ! Tu vas encore tomber ! »
Bon, vous connaissez, je ne vais pas m'étendre indéfiniment sur sa
façon de conduire. Je ne m'appelle pas « Disque Rayé »,
moi !
Arrivés
chez le véto, nous voilà tous autour de la Belle Brune qui, soit
dit en passant, jouait sa diva sur la table d'auscultation.
Vous
connaissez ce genre de table ? C'est celle qui monte et qui descend
comme un ascenseur. J'aimerais bien que l'on m'y laisse m'asseoir un
jour prochain. Cela a l'air diantrement amusant. Mais quand j'ai
voulu m'y installer, à côté de ma copine, Anne m'a dit : « Non,
pas toi Némo, tu n'es pas malade, tu restes à terre. Ce n'est pas
la kermesse, ici ! » Ce qui a semblé bien amuser notre véto
préférée.
Bla
bla bla... Bla bla bla... Bla bla bla … la conversation avait
commencé depuis quelques minutes lorsque j'ai vu la tête de ma
maîtresse s'allonger de plus en plus et son regard se remplir
d'inquiétude. « Houlà ! me suis-je dit, il se passe
quelque chose de louche, ici. » Et, au lieu de fureter du côté
des tiroirs à médocs restés entrouverts, je me suis assis et ai
tendu l'oreille.
« Cœur
qui lâche... Train arrière mal irrigué… Fatigue musculaire...
Incontinence... Réduire les promenades... Laisser dormir... petit
AVC récent...»
Certains
termes m'échappaient mais, dans l'ensemble, je compris que rien de
bon n'allait ressortir du diagnostique.
Pour
atténuer la triste réalité de son diagnostique, notre trèèèès
chèèère vétérinaire a proposé un petit massage des muscles et
quelques étirements des articulations de la Belle Brune. Bien
entendu, cette dernière n'a pas dit non. Qui refuserait des soins
aussi agréables que ceux prodigués par des mains douces et
expertes ? Pas moi, dois-je le dire ? J'essayai bien de faire
comprendre que, ma foi, j'avais quelques problèmes articulaires
aussi. Je me mis à émettre de petits gémissements plaintifs, je
tournai sur moi-même plusieurs fois, je tentai de sautiller pour
atteindre la table, rien n'y fit. Seule, une phrase humiliante me
tomba dessus comme une douche froide : « Arrête de faire le
clown, Némo, tu n'amuses que toi ! Ta copine va mal et tu fais
l'idiot ! »
Ah,
ça, cette méchanceté, Elle me la copiera ! Et Elle m'a sorti cela
devant la vétérinaire en plus ! J'avais l'air de quoi pour finir ?
Et
bien, tout simplement d'un clown qui a presque réussi son coup après
tout car la belle masseuse m'a regardé et a dit : « Mais il
est rigolo, ce petit chien, je suis persuadée qu'il ne refusera
pas... »
Quoi
? Quoi ? Quoi ? Un petit massage ?
« …
une petite croquette. »
De
sa main tendue, elle m'offrit une croquette …. pour chat ! ! !
A
peu de chose près, on faillit me soigner pour un infarctus
foudroyant tant la déception fut violente.
Nous
repartîmes ensuite, non en chantant et la fleur aux dents mais le
cœur lourd et les idées noires.
Dès
le lendemain, je réalisai pleinement que nos promenades allaient
désormais suivre la courbe des systoles de la Belle Brune.
Alerté
par la visite médicale de la veille, je remarquai enfin que ma
compagne marchait à petits pas, la tête un peu basse comme si
l'effort à faire la dépassait. Comment n'avais-je pu voir plus tôt
qu'elle s'arrêtait de temps à autre, le regard perdu vers des
horizons que je n'apercevais pas encore.
Finies
les grandes échappées sauvages dans les vignes ou dans les taillis.
Terminés les entraînements à la course pour savoir qui de nous
deux arriverait premier ou première au poulailler du Mas des
Carlines. Adieu aux montées échevelées parmi les genévriers pour
suivre des odeurs alléchantes de gibier. Bien sûr, tout cela je
pourrai toujours le faire mais où sera l'amusement si je dois le
faire seul ? Je compris enfin le bonheur qui avait été le nôtre
jusqu'à aujourd'hui et qui semblait s'éloigner dans une brume de
souvenirs, à petits pas, à tout petits pas comme ceux de ma copine.
La
mort ? A croire que c'est devenu un sujet de conversation privilégié
lorsque Anne téléphone à mon autre très chère copine : sa sœur.
Et
patati et patata et inévitablement : « Oh ! Tu sais qui
est mort ? »
Et
c'est reparti...
Elles
feraient bien de ne pas trop se réjouir quand elles abordent ce
sujet. Vu leur grand âge actuel, je ne voudrais pas jouer les
Cassandre, mais elles doivent admettre qu'elles sont probablement
dans leur dernière ligne droite, celle dans laquelle tout coureur
chevronné semble accélérer. Mon conseil personnel ? Décélérez,
mesdames, décélérez si vous ne voulez pas que l'on dise bientôt
en vous regardant : « La petite vieille dort, la petite vieille
dort, la petite vieille dort... »
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Némo et Madame - photomontage |