mardi 22 août 2023

Turquie, lokoums et coup de théâtre

 

 

 

 


 


Après leur fuite de Russie, mon grand-père, ma grand-mère, ma mère et son frère arrivèrent en Belgique et s'installèrent à Quaregnon chez mon arrière-grand-mère. 

 

 

photos du passeport de l'époque*

 

De Lucia, Basile et Igor (la sœur, le beau-frère et le neveu de ma grand-mère), aucune nouvelle. Qu'étaient-ils devenus ? Nul ne le savait. Avaient-ils tous réussi à quitter la Russie en pleine révolution ? Pas de réponse à cette question. Ma grand-mère, sans nouvelles de sa famille ni de la sœur qu'elle admirait le plus, tomba dans une profonde mélancolie entrecoupée de larmes amères. Durant de longs mois, Gaston, pour essayer de diminuer le chagrin de sa femme, se rendit régulièrement à l'ambassade de Russie à Bruxelles. Tenter d'y trouver des réponses semblait tâche impossible : la désorganisation du grand empire de l'est était telle que personne ne pouvait le renseigner. A chaque voyage, il achetait pour sa jeune épouse quelques fruits exotiques, un coupon de tissu, une paire de bas fins, du thé … Rien de tout cela ne parvenait à sortir ma grand-mère de son état de tristesse permanente. En désespoir de cause, il décida de mettre des annonces dans les journaux belges les plus connus : « Alexandra Prokhoroff et Gaston Godart sont bien arrivés en Belgique. Ils recherchent Basile, Lucia et Igor Trétiakoff. Tous renseignements sont les bienvenus ». Suivait leur adresse à Quaregnon.

Et … le miracle incroyable se produisit.

 



Je ne connus jamais le chemin pris par mon grand-oncle Basile pour atteindre la Turquie ni les péripéties qui durent accompagner sa fuite. Le fait est qu'il arriva à bon port tout comme ma grande-tante Lucia et son petit Igor (que j’ai toujours entendu appeler Slava).


Les trois Trétiakoff avaient donc réussi à passer les frontières et à se retrouver. A Constantinople, un centre, organisé par les premiers Russes blancs arrivés, accueillait ceux qui suivirent, poussés par la débâcle et qui cherchaient à se regrouper, à retrouver des membres de leur famille ou des amis proches. Chaque jour, ce centre voyait se présenter de nouveaux fuyards cherchant qui sa femme, qui son époux, qui encore un père, une mère, un frère ou une sœur. Les familles disloquées trouvaient un réconfort psychologique dans des retrouvailles inespérées. Ayant perdu tous leurs biens matériels, il ne leur restait que leurs bras pour se tenir serrés et leurs yeux pour pleurer ou se regarder avec une tendresse nouvelle.

Qui, de Basile ou de Lucia, arriva le premier dans la ville ? Nul ne me l'a raconté mais il est certain que c'est grâce à ce centre de regroupement qu'ils purent reformer leur famille. Une chambre d'hôtel fut leur point de chute. Installés en Turquie, sans savoir ce que l'avenir leur réserverait, ils vivotèrent dans l'attente d'une amélioration des temps.

Comme partout dans le monde où les exilés russes avaient fui, la solidarité s'organisa entre eux. Ceux qui avaient pu se sauver en emportant un rien de leur fortune aidèrent les plus démunis. Ces derniers trouvèrent des emplois subalternes qui leur apportèrent de quoi vivre et en rire lors de chacune de leurs retrouvailles où ils ne manquaient jamais de lever une coupe de champagne à des temps meilleurs tout en dégustant un peu de caviar. Cela dit, la notion de castes ne fut pas abolie pour autant malgré tous les bouleversements dus à la révolution. Les princes se sentirent toujours supérieurs aux comtes et les tsars comme les grands-ducs continuèrent à être révérés.

Basile passait le plus clair de son temps parmi les membres de la diaspora russe qui avaient recréé à Constantinople des clubs de lecture, des lieux de réunions ou de promenades le long du Bosphore. Chacun pouvait y rêver, discuter et refaire l'empire tsariste à sa guise. Lucia, elle, accueillait volontiers de nouvelles connaissances féminines pour une collation légère ou un thé passé à bavarder.

Elle avait toujours été très gourmande et la Turquie lui offrit d'atténuer le chagrin de la fuite en satisfaisant ce gros défaut. Les fruits secs, les pâtisseries au miel et surtout, les délicieux rahat-lokoums saupoudrés de sucre glace avaient leur grande entrée dans le minuscule logement. Lucia s'y noya. Les pâtes tendres à la rose, au citron, à la vanille défilèrent sur la petite table orientale. La taille de la jeune femme en prit un terrible coup pour ne pas dire un fameux tour mais la gourmandise resta gagnante face à la coquetterie et les douceurs apportèrent chaque jour leur lot de consolation.

Un matin, tout en sirotant son thé et en choisissant un lokoum, Lucia prit le journal belge abandonné sur leur petite table par Basile et se mit à lire, page après page, les nouvelles arrivées de l'étranger.

Ce fut un coup de tonnerre qui résonna dans son cerveau lorsque ses yeux tombèrent sur le nom de sa sœur. Elle faillit s'étrangler, se mit à hoqueter d'émotion, lut, relut, appela son mari, son fils et leur montra l'article du bout du doigt. Et oui, elle ne se trompait pas, c'était bien sa sœur et son beau-frère qui les recherchaient ! 

La joie fut à son comble, finis les lokoums, les beignets, la confiture de roses, le thé au jasmin et le soleil turc. Les contacts furent pris, mon grand-père envoya l'argent nécessaire au voyage, les valises furent bouclées. Et adieu à tous les Russes blancs exilés en Turquie. Peut-être Basile eut-il un pincement au cœur de devoir quitter cette vie oisive et ensoleillée sur la Riviera turque mais Lucia, folle de joie à l'idée de revoir sa jeune sœur, se lança dans ce nouveau périple avec toute la fougue qui la caractérisait et qui lui était revenue au grand galop.

 

 


C'est ainsi qu'un beau jour, Gaston et Alexandra, debout sur le quai d'une gare bruxelloise, virent débarquer une jeune femme plus que boulotte, un homme mince et hautain et un petit garçon tout étonné par ce nouveau changement. 

 

 

 

    *





Les armes des Trétiakoff


 

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