Gaston |
Au
début de leur mariage, mes grands-parents partirent vivre au
Caucase. Mon grand-père y avait trouvé un emploi d'ingénieur
chimiste dans une usine de la région. L'opportunité qui s'était
présentée était alléchante : un bon salaire, une maison de
fonction et des serviteurs affectés aux différentes tâches
domestiques. Pour démarrer dans la vie, que demander de plus ? La
jeune mariée de seize ans fit ses adieux à sa famille et suivit son
époux, Gaston, vers les montagnes du Sud et vers sa
nouvelle
vie.
Alexandra |
Malgré
l'éloignement qui lui serra le cœur les premières semaines,
l'installation fut bien agréable et Alexandra se fit vite à la vie
caucasienne. Dès leur arrivée, sa gentillesse naturelle, sa beauté
et sa jeunesse charmèrent tout le monde. La cuisinière la choya, la
femme de chambre n'avait d'attention que pour elle et, à l'usine,
lorsque mon grand-père vint la présenter, l'accueil qui lui fut
fait lui alla droit au cœur. Vraiment, son intégration se fit
rapidement et dans la joie.
Située dans une
vallée, à la fin du village, entourée d'un bel espace de verdure,
leur villa en bois avait vue sur les contreforts de la montagne et
les sentiers qui y menaient. Ma grand-mère, habituée aux immenses
steppes qui ondulaient à l'infini autour de la maison de son
enfance, trouva un intérêt, renouvelé chaque jour, à découvrir
cet environnement si différent.
C'en était fini
des champs de tournesols dont elle grignotait les graines lors des
incursions qu'elle y faisait avec son frère et ses sœurs. Terminés
aussi les chapardages de pastèques que l'on explosait sur une pierre
pour ensuite s'en désaltérer après des baignades endiablées dans
la mer d'Azov. L'enfance s'était achevée le jour de son mariage.
Alexandra avait maintenant à assumer ce rôle très récent de
maîtresse de maison. Elle qui, enfant comme adolescente, avait
toujours cherché à s'appliquer du mieux possible face aux devoirs à
accomplir, prit ses nouvelles fonctions très au sérieux.
Cependant, la
prime jeunesse était encore trop proche et les souvenirs qui s'y
rattachaient imprégnaient de romantisme ses nombreuses rêveries
lorsque son mari était absent.
Un après-midi,
ma grand-mère brodait près de la fenêtre du salon, levant de temps
à autre les yeux vers la montagne proche. Profitant de la lumière
qui baignait arbres et fleurs, allongeait des ombres vertes sur les
sentes et couronnait chaque plante de ce poudroiement doré de l'été,
elle savourait le bonheur du moment, tantôt tirant l'aiguille,
tantôt observant le paysage.
Brusquement, une
vision : descendant de la montagne, un cavalier prestigieux se
dirigeait vers sa demeure. Bien assis sur un magnifique cheval noir à
la robe lustrée, le fusil en bandoulière, les cartouchières
sanglées en croix sur la poitrine, l'homme approchait. Coiffé d'un
bonnet en astrakan, vêtu d'une longue veste en lainage bleu dont
l'encolure en V laissait voir une chemise blanche et d'un pantalon
large serré dans des bottes de cuir fin , il chevauchait tout en
souplesse, une main tenant les rennes longues, l'autre main posée
sur la cuisse. Suivant la coutume régionale une moustache
encadrait la bouche tandis que le menton disparaissait dans une
multitude de minuscules ondulations noir jais. Les yeux très sombres
et légèrement bridés, semblaient évaluer la qualité de la
demeure vers laquelle il avançait.
(carte postale envoyée de Russie par mon grand-père à sa mère en Belgique en 1913) |
Tout, dans la
tenue, le port de tête et la qualité de la monture indiquait des
origines nobles. Une telle prestance ne pouvait qu'être celle d' un
prince.
Alexandra, en
grand émoi, se persuada immédiatement que le visiteur, ayant appris
sa récente installation dans la région, venait lui rendre hommage.
Passant de l'émotion vive due à sa jeunesse à la reconnaissance de
ses obligations de maîtresse de maison, elle se leva, se dirigea
vers le hall d'entrée et appela sa servante pour que cette dernière
aille ouvrir la porte. L'homme devait être accueilli avec dignité.
Le cavalier mit
pied à terre, salua ma grand-mère en penchant le buste, la main sur
le cœur et avança vers l'intérieur de la villa à l'invitation de
cette élégante jeune femme.
Il prononça son
nom et ajouta qu'il venait du village de ... mais s'en tint à ces
quelques mots, semblant attendre de son hôtesse qu'elle prenne la
décision de poursuivre la conversation. Ce qu'elle fit en l'invitant
à l'accompagner dans le salon. L'homme ne bougea pas. Ma grand-mère,
perplexe devant ce mutisme et le manque de réactions inhabituels
chez un visiteur de marque, s'apprêtait malgré tout à faire
apporter du thé, du miel et des confitures lorsqu'elle réalisa, à
la vue de l'étonnement du beau cavalier, qu'il y avait maldonne. Il
semblait que son invitation à entrer plus avant dans la demeure ne
pouvait être acceptée. Elle s'enhardit et demanda donc au visiteur
ce qu'il attendait d'elle et quelles étaient les raisons de sa
venue.
Il peut sembler
évident que ces questions auraient dû être les premières posées
après les présentations mais le romantisme de sa jeunesse et les
illusions provoquées par la prestance de l'homme venaient d'égarer
mon aïeule dans ses rêves de jouvencelle.
Pour tirer la
jeune dame de l'embarras dans lequel il la voyait s'enliser, le
cavalier se présenta plus complètement : montagnard caucasien,
engagé par l'usine dans laquelle travaillait Gaston Akilevitch, il
avait été engagé par le directeur pour se mettre au service du
couple nouvellement installé. Il serait dorénavant leur homme à
tout faire. Et, le baryn et la barynia, dans un premier temps,
avaient-ils besoin de bois ? Il pouvait commencer par leur en couper.
Ce fut ainsi que,
dans ce conte de fée inversé, le prince superbe se transforma donc
en bûcheron, chauffagiste, aide-cuisinier et jardinier sans qu'aucun
sortilège pût jamais lui rendre son statut princier.
Étant restée
romantique jusqu'à la fin de sa vie, ma grand-mère, lorsqu'elle
nous racontait ses souvenirs, ne gardait comme élément principal de
cette histoire que la vision d'un prince caucasien descendu de la
montagne pour rendre hommage à la jeune et fraîche épousée
qu'elle était à l'époque. Un sourire heureux et le regard lointain
en disaient long sur les illusions qui avaient envahi son âme une
soixantaine d'années auparavant.... et qu'elle gardait peut-être
encore.
Alexandra Prokhorova à 16 ans, un peu avant son mariage |
Magnifique, on en veut encore !
RépondreSupprimerMerci pour ce commentaire encourageant. Enfin, tu as trouvé la voie des commentaires. Continue !!!
RépondreSupprimerSuperBe Anne ça me fait plaisir d apprendre la vie de mes arrières grand parents
RépondreSupprimer