Le
verre de trop
A
Maisières, mes parents invitaient souvent des amis à venir festoyer
le samedi ou le dimanche.
Pour
ces occasions, c'était toujours le branle-bas de combat dans la
maison. Non au niveau de mon père qui se contentait d'attendre
l'arrivée des amis en continuant à lire, à corriger les copies de
ses élèves ou en préparant la collection de papillons qu'il
comptait faire admirer aux connaisseurs. Par contre, en ce qui
concernait ma mère, l'idée du repas qui devrait être parfait lui
mettait la tête à l'envers (mais je crois qu'elle aimait cela,
vivre avec la tête à l'envers). Il fallait que tout soit
impeccable et elle jetait toutes ses forces dans la bataille des
cuissons qui lui garderait, invitation après invitation, le statut
de cuisinière hors-ligne.
Dans
la cuisine, les casseroles fumaient, souvent trop nombreuses car
notre chef-coq familial mettait son point d'honneur à recevoir à la
russe : il fallait toujours prévoir de la nourriture en suffisance
pour subvenir aux besoins des invités multipliés par deux. Ce
n'était pas un problème, les restes
….seraient resservis les jours
suivants.
Et c'est ainsi que l'on voyait s'élaborer un potage qui serait suivi
d'une entrée, suivie elle-même d'un plat de résistance qui
comportait, outre la pièce de viande plantureuse, deux ou trois
plats de légumes, accompagnés eux de pommes de terre persillées ou
le plus souvent de croquettes maison.
Quant
au dessert, ah! Il faudrait un chapitre complet pour parler du
dessert. Dès cinq ou six heures du matin, ma mère s'attelait à
cette tâche qui ferait sa gloire : les tartes. Car il n'y en avait
jamais une seule ni, même deux, cela eut fait minable. Les tartes
étaient toujours présentées par trois, quatre ou même cinq. Il
fallait que les goûts sucrés dans toute leur diversité soient à
l'honneur au moment du dessert. Apparaîtraient donc, comme feu
d'artifice final, la tarte au sucre, la tarte aux abricots, la tarte
au riz, la tarte au corin de prunes avec ses fins croisillons de
pâte, la tarte à la crème pâtissière et, summum de toutes les
réussites, la tarte au citron meringuée. Toutes ces tartes,
préparées avec des pâtes fines et croustillantes dans lesquelles
l'amour de ma mère pour la bonne cuisine transparaissait, étaient
attendues avec impatience par les invités. Et même si, après un
repas principal trop copieux, les amis ne pouvaient plus «souffler
sur une pètote chaude», l'arrivée des tartes réveillait les
appétits les plus défaillants.
Pendant
que ma mère cuisinait, Olga, notre aide-ménagère, lavait la salle
à manger et le hall d'entrée à grande eau, eau dans laquelle elle
avait fait dissoudre un savon noir odorant à souhait et qui sentait
le propre d'aussi loin qu'on pouvait flairer les odeurs de la maison.
Ces
jours de grande effervescence, nous, les filles, n'étions alors les
bienvenues nulle part.
Olga
voyait d'un très mauvais œil nos passages inutiles sur les
carrelages encore humides. Nos traces de pas, même précautionneux
ne lui plaisaient pas du tout et elle ne nous l'envoyait pas dire.
Dans
la cuisine, il valait mieux ne pas trop pointer le bout du nez sans
raison valable si nous ne voulions pas mettre ma mère au bord de la
crise de nerfs. Toutefois, si, poussées par une curiosité
gustative incontrôlable, nous venions proposer nos services, nous
nous retrouvions toujours les dindons de la farce. Nous étaient
alors imparties les tâches les plus fastidieuses ou ingrates :
battre les blancs d'œufs en
neige, tourner la mayonnaise ou éplucher un légume peu sympathique
du style salsifis. Mais, bon, si nous voulions plonger le doigt dans
une sauce ou goûter le potage avant tout le monde, il fallait bien
en passer par là.
La
solution la meilleure, par beau temps, était d'aller jouer dans le
jardin ou d'aller marauder dans les bois jouxtant notre espace
familial. Par mauvais temps, il y avait suffisamment de jeux, de
livres dépenaillés, de caches minuscules dans les chambres pour
nous adoucir le temps d'attente avant l'arrivée des invités.
Le
repas mis en route et bien avancé, ma mère sortait alors de son
antre culinaire pour venir dresser la table dans la salle à manger.
Les mèches de cheveux en bataille, le tablier de guingois, elle
traversait le hall d'entrée d'un pas rapide et prenait possession du
lieu dans lequel retentiraient les trompettes de sa renommée.
La
vaisselle blanche des grands jours était sortie du long bahut,
essuyée avec soin et déposée sur une nappe sans faux plis. En
hiver, c'était une nappe blanche, classique;
en été, par contre, c'était la nappe décorée de gros bouquets de
fraises ou la nappe bayadère, deux nappes que ma mère affectionnait
particulièrement.
Les assiettes
placées, les verres en cristal suivaient, eux aussi essuyés avec
délicatesse, mirés l'un après l'autre car pas une pluche ne devait
venir troubler l'harmonie des miroitements.
En
dernier lieu, ma mère prenait les coffrets des couverts en argent,
les ouvrait , observait les contenus avec un léger orgueil puis,
l'astiquage recommençait. Le métal devait être clair, brillant,
pas la moindre traînée noire ne devait le ternir. Après une
dernière observation, la table lui semblant parfaite, elle
s'occupait enfin d'elle-même.
Une
toilette minutieuse lui redonnait un aspect élégant. Les cheveux
tirés en arrière d'une main ferme, le chignon bien épinglé, elle
passait au maquillage : rouge
à lèvres, fard discret sur le haut des pommettes et la
touche finale: un
peu de poudre de riz déposée avec une houppette légère en plumes
de cygne. Venait alors la cerise sur le gâteau, une légère goutte
de parfum qu'elle prenait dans son flacon à l'aide du bouchon en
verre et qu'elle venait déposer avec délicatesse derrière chaque
oreille. Parfois, elle choisissait un petit flacon bleu nuit qui
contenait un parfum de Bourgeois, d'autre fois c'était un flacon de
Caron ou l'Air du Temps de Nina Ricci. J'adorais la regarder se
maquiller et se parfumer, je humais longuement la fragrance choisie
jusqu'à la fermeture du flacon et il me semblait alors qu'elle
avait atteint les cimes de la distinction. Il me paraissait bien évident
que j'avais la mère la plus élégante du monde.
Le
maquillage terminé, les invités pouvaient arriver, tout était
prêt.
(à suivre)
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