jeudi 22 août 2013

Souvenirs d'enfance (12) (deuxième partie et fin) Le verre de trop

Le verre de trop (fin)

Ce jour-là, ma mère avait profité d'un temps radieux pour servir l'apéritif dans le jardin, sous le buddléia en fleur qui était devenu pour tous un immense parasol odorant. Traditionnellement, elle servait aux adultes un Martini accompagné de petits biscuits salés et réservait un jus de tomate pour les enfants.
Les conversations allaient bon train. Mon père avait déjà séduit son auditoire par ses connaissances étendues dans nombre de domaines, ma mère papotait de choses et d'autres avec ses amies ; quant à nous, les enfants, nous nous étions égaillés dans le jardin avec parfois un petit retour vers les groupes d'adultes pour siroter le jus de tomates ou grignoter un biscuit..
Je ne pourrais dire comment je me suis retrouvée, vers la fin de l'apéritif, dans les bras d'André M ... (un ami, ancien élève de mon père) en train de lorgner son verre de Martini. Voyant mon regard concupiscent , André me demanda, sans aucune mauvaise intention, si je voulais goûter cette boisson. Ni une ni deux, sans me faire prier, j'avalai une fameuse rasade du breuvage interdit.
C'est l'instant que choisit ma mère pour prier l'assemblée de passer à table. André me posa à terre et suivit le mouvement qui entraînait tout le monde vers la salle à manger sans plus s'occuper de moi. Les enfants emboîtèrent le pas et je fermai la marche avec la tête dans les nuages et les jambes légèrement flageolantes. Personne ne s'aperçut de rien.
Dans la salle à manger, ma mère, comme elle le faisait quand une marmaille nombreuse était réunie, avait aussi placé une petite table ronde qu'elle avait dressée avec un service pour enfants propriété de ma sœur. En somme, nous jouions à la dînette tout en prenant notre repas. Le fait de nous retrouver entre jeunes était toujours très gai. Ce repas-là allait être encore plus joyeux que d'habitude bien qu'assez stupéfiant pour mes amis.


Je m'installai donc en me trémoussant plus que la normale sous les regards étonnés de notre petite tablée. Après avoir effectué durant plusieurs minutes mes meilleures grimaces pour amuser la galerie, je levai enfin les yeux vers la table des adultes. Mon regard rencontra celui de ma mère qui, de loin, m'observait. Regard glacé s'il en fut que celui de ma génitrice.
Face à l'opinion publique, confrontée au jugement de ses pairs, ma mère, si tendre et protectrice en temps normal, était capable de se changer, en une fraction de seconde, en statue de la réprobation : accusatrice sans reproche, traînant derrière elle tout un savoir de mère parfaite.

A cet instant, je pus voir qu'au dessus d'une bouche raidie par un profond mécontentement, ses yeux, si clairs d'habitude, semblaient avoir foncé : ils ajustaient leurs tirs. Les petits poignards de la répression muette partaient à intervalles réguliers, me cherchaient, me visaient, ne me rataient pas. Mais, emportée par mon exubérance apéritive, je continuai à gesticuler, à dire des âneries qui semblaient glacer ma sœur placée face à moi et qui avaient jeté un petit froid chez tous nos jeunes invités. Ce petit froid ne dura pas longtemps et la rigolade se généralisa.
Mon rire, lancé une fois à droite, une fois à gauche continua à éclater. Un véritable bouclier sauveur que ce rire qui transformait la tablée enfantine en un immense feu d'artifice de sottises.
Par opposition, la table des adultes semblait terne, morose. Chacun parlait d'un ton mesuré, sérieux. Littérature, meilleures recettes à communiquer, projets de vacances, éducation des enfants, tout était passé en revue.
Éducation des enfants, parlez-en, mesdames, messieurs, pour ma part, c'était un sujet qui ne me concernait pas. En tout cas, pas à ce moment-là. Par la suite , on verrait. Bien sûr, un léger nuage, annonciateur d'un drame futur, traversait de temps à autre mes délires mais sans trop s'y accrocher.
Une fois de plus, je levai les yeux vers la table des adultes : le regard de ma mère était là. L'œil de Dieu cherchant Caïn n'avait pu être plus terrifiant.

De tels regards capables de me poursuivre à travers l'espace et le temps ne me laissaient que peu d'alternatives. Je préférai me tourner définitivement vers mes compagnons : là au moins, nous étions loin d'être coincés.

Rigolades, regards noirs, rigolades, regards noirs, le choix fut vite fait : Je ne regarderais plus vers la table des parents jusqu'à la fin du repas. Décision à laquelle je me tins avec plus de fermeté que n'aurait pu le laisser prévoir la prise d'une trop importante gorgée d'alcool.
La fin de l'histoire dut avoir lieu après le départ des amis mais, mon cerveau ayant plané trop longtemps dans l'univers de Bacchus, je ne peux la raconter. Peut-être cela se termina-t-il au lit ou plus sûrement par une mise en accusation dans laquelle les termes de «petite idiote» ou de «petite imbécile» durent être utilisés sans retenue. C''était ces termes-là que ma mère affectionnait le plus quand il fallait nous faire sentir la nullité de nos comportements et elle ne s'en priva certainement pas.


(Merci à Jacques pour sa relecture et ses conseils)


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