Le verre de trop (fin)
Ce
jour-là, ma mère avait profité d'un temps radieux pour servir
l'apéritif dans le jardin, sous le buddléia en fleur qui était
devenu pour tous un immense parasol odorant. Traditionnellement, elle
servait aux adultes un Martini accompagné de petits biscuits salés
et réservait un jus de tomate pour les enfants.
Les
conversations allaient bon train. Mon père avait déjà séduit son
auditoire par ses connaissances étendues dans nombre de domaines, ma
mère papotait de choses et d'autres avec ses amies ;
quant à nous, les enfants, nous nous étions égaillés dans
le jardin avec parfois un petit retour vers les groupes d'adultes
pour siroter le jus de tomates ou grignoter un biscuit..
Je
ne pourrais dire comment je me suis retrouvée, vers la fin de
l'apéritif, dans les bras d'André M ... (un ami, ancien élève de
mon père) en train de lorgner son verre de Martini. Voyant mon
regard concupiscent , André me demanda, sans
aucune mauvaise intention, si je
voulais goûter cette boisson. Ni une ni deux, sans me faire prier,
j'avalai une fameuse rasade du breuvage interdit.
C'est
l'instant que choisit ma mère pour prier l'assemblée de passer à
table. André me posa à terre et suivit le mouvement qui entraînait
tout le monde vers la salle à manger sans plus s'occuper de moi.
Les enfants emboîtèrent le pas et je fermai la marche avec la tête
dans les nuages et les jambes légèrement flageolantes. Personne ne
s'aperçut de rien.
Dans
la salle à manger, ma mère, comme elle le faisait quand une
marmaille nombreuse était réunie, avait aussi placé une petite
table ronde qu'elle avait dressée avec un service pour enfants
propriété de ma sœur. En somme, nous jouions à la dînette tout
en prenant notre repas. Le fait de nous retrouver entre jeunes était
toujours très gai. Ce repas-là allait être encore plus joyeux que
d'habitude bien qu'assez stupéfiant pour mes amis.
Je
m'installai donc en me trémoussant plus que la normale sous les
regards étonnés de notre petite tablée. Après avoir effectué
durant plusieurs minutes mes meilleures grimaces pour amuser la
galerie, je levai enfin les yeux vers la table des adultes. Mon
regard rencontra celui de ma mère qui, de loin, m'observait. Regard
glacé s'il en fut que celui de ma génitrice.
Face
à l'opinion publique, confrontée au jugement de ses pairs, ma mère,
si tendre et protectrice en temps normal, était capable de se
changer, en une fraction de seconde, en statue de la réprobation :
accusatrice sans reproche, traînant derrière elle tout un savoir de
mère parfaite.
A
cet instant, je pus voir qu'au dessus d'une bouche raidie par un
profond mécontentement, ses yeux, si clairs d'habitude, semblaient
avoir foncé : ils ajustaient leurs tirs. Les petits poignards de
la répression muette partaient à intervalles réguliers, me
cherchaient, me visaient, ne me rataient pas. Mais, emportée par
mon exubérance apéritive, je continuai à gesticuler, à dire des
âneries qui semblaient glacer ma sœur placée face à moi et qui
avaient jeté un petit froid chez tous nos jeunes invités. Ce petit
froid ne dura pas longtemps et la rigolade se généralisa.
Mon
rire, lancé une fois à droite, une fois à gauche continua à
éclater. Un véritable bouclier sauveur que ce rire qui
transformait la tablée enfantine en un immense feu d'artifice de
sottises.
Par
opposition, la table des adultes semblait terne, morose. Chacun
parlait d'un ton mesuré, sérieux. Littérature, meilleures
recettes à communiquer, projets de vacances, éducation des enfants,
tout était passé en revue.
Éducation
des enfants, parlez-en, mesdames, messieurs, pour ma part, c'était
un sujet qui ne me concernait pas. En tout cas, pas à ce moment-là.
Par la suite , on verrait. Bien sûr, un léger nuage, annonciateur
d'un drame futur, traversait de temps à autre mes délires mais sans
trop s'y accrocher.
Une
fois de plus, je levai les yeux vers la table des adultes : le regard
de ma mère était là. L'œil de Dieu cherchant Caïn n'avait pu
être plus terrifiant.
De
tels regards capables de me poursuivre à travers l'espace et le
temps ne me laissaient que peu d'alternatives.
Je préférai me tourner définitivement vers mes compagnons
: là au moins, nous étions loin d'être
coincés.
Rigolades,
regards noirs, rigolades, regards noirs, le choix fut vite fait : Je
ne regarderais plus vers la table des parents jusqu'à la fin du
repas. Décision à laquelle je me tins avec plus de fermeté que
n'aurait pu le laisser prévoir la prise d'une trop importante
gorgée d'alcool.
La
fin de l'histoire dut avoir lieu après le départ des amis mais, mon
cerveau ayant plané trop longtemps dans l'univers de Bacchus, je ne
peux la raconter. Peut-être cela se termina-t-il au lit ou plus
sûrement par une mise en accusation dans laquelle les termes de
«petite idiote» ou de «petite imbécile» durent être utilisés
sans retenue. C''était ces termes-là que ma mère affectionnait le
plus quand il fallait nous faire sentir la nullité de nos
comportements et elle ne s'en priva certainement pas.
(Merci à Jacques pour sa relecture et ses conseils)
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