La
seconde gifle se situa à peu près à la même époque.
Ce
jour-là, la femme de ménage était venue travailler avec son petit
garçon, n'ayant personne pour le garder. Aucun problème pour ma
mère qui vit en cet enfant un petit compagnon de jeux de mon âge.
Je
jouais dans le jardin depuis le matin, tout occupée à préparer,
sous la gloriette de roses rouges, un étal de légumes à l'aide
d'herbes, de feuilles de tilleul et de grandes feuilles de rhubarbe
sauvage. La marchandise n'attendait plus que le chaland, en
l'occurrence ma sœur, pour que le jeu puisse continuer. Mes sous,
petites feuilles de groseillier et jolis cailloux, se trouvaient dans
le tiroir de notre table de jeu et débordaient tant je m'étais
accordée de grandes richesses. De toute façon, ma sœur serait
toujours plus riche que moi, elle qui avait fait moisson d'une
multitude de débris de verre provenant d'un pare-brise abandonné en
bord de route. Tout ce qui brille n'est pas or mais dans notre cas,
ces éclats de verre valaient fortune.
Et
c'est à ce moment que retentit l'appel de ma mère :
- Viens jouer avec
Luc!
Quel
était ce Luc dont ma mère parlait? Je ne connaissais personne de
ce nom-là et n'avais pas envie de quitter mes préparatifs. Bon, un
second puis un troisième appel me firent sortir à contre cœur de
derrière la gloriette.
Luc
se tenait près de ma mère, nullement intimidé, et ayant déjà, du
regard, pris possession de mon petit vélo rouge qui traînait dans
l'allée.
Je m'avançai et lui proposai de venir jouer avec moi à
la marchande de légumes. Ce que je vis alors passer dans ses yeux ce fut tout le mépris d'un
garçonnet élevé à la campagne pour les filles de son âge. Il n'était
pas question de perdre son temps à jouer avec l'une d'elles quand un
engin à deux roues vous tendait ses poignées . Déjà, mille
projets de circuits dans le jardin avaient germé dans son cerveau
et, profitant du départ de ma mère, il m'ignora complètement pour
se diriger vers mon vélo.
Quant à ça, il n'en était pas
question. Je courus plus vite que lui, enfourchai l'engin et,
pédalant comme une dératée, partis dans la mauvaise direction,
vers la cuisine. Les cris d'orfraie que ce petit lâche se mit à
pousser alertèrent les deux mères qui surgirent dans un ensemble
impressionnant de coordination.
- Elle ne veut pas
me donner son véloooo!
- C'est
le mienininin!
- Mais
tu ne jouais pas avec ce vélo, intervint ma mère.
- Je
veux jouer avec maintenananant.
- Non,
tu le prêtes, Luc est ton invité.
Et
malgré mes récriminations, ma mère tint bon, m'obligea à céder
le vélo puis retourna à ses occupations.
Folle
de rage, je n'adressai plus la parole au voleur de bicyclette, m'adossai au mur de la remise à bois et l'observai, souhaitant sa
mort et pire si c'était possible.
Le
pire arriva. Trop sûr de lui, Luc ne vit pas une pierre sur son
trajet, fit un vol plané mémorable, atterrit sur les genoux qui
furent bien entamés par une multitude de petits cailloux pointus.
Je buvais du petit lait. Pas pour longtemps.
Alertées
une fois encore par une série de décibels aigus, les deux
génitrices firent irruption dans le jardin et, dès leur apparition,
l'infâme m'accusa de l'avoir poussé. J'étais loin d'être un ange
mais, en vérité, ce Luc du diable avait l'esprit tordu (un petit
salopiaud, aurait dit mon père). Sans demander d'explications,
énervée à l'extrême, persuadée d'un acte malveillant de sa
fille, ma mère, prompte comme l'éclair, m'empoigna, me donna un
soufflet bien claquant et m'envoya en punition dans la maison où je
restai blottie dans un coin sombre du couloir, marmonnant entre deux
sanglots que ce n'était pas ma faute si ce crétin ne savait pas
rouler.
Les
nettoyages terminés, Luc repartit avec sa mère et ne revint plus
jamais. Il ne me manqua pas et je finis par l'oublier. Par contre
ce que je n'oubliai pas ce fut cette gifle et toute l'injustice qui
l'avait entourée.
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Photo : Marcel Lefrancq
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