La clairière
Ce
souvenir de la clairière dans laquelle nous allions régulièrement
jouer, ma sœur et moi, lorsque nous habitions au "Camp de
Casteau" est l'un des plus délicieux que je garde de ma
jeunesse.
Des
heures durant, nous y avons observé la vie des lapins qui y
pullulaient et avons arpenté les mini-sentiers qui reliaient
les terriers les uns aux autres. Face à ces derniers, nous nous
couchions au sol, immobiles, dans l'attente naïve et jamais
récompensée d'un lapin assez téméraire qui serait venu
nous dévisager. L'espoir ne nous quittait pas facilement et le
moindre frémissement des herbes faisait battre notre cœur. Il
fallait que le froid du sable finisse par nous serrer le ventre pour
que nous abandonnions la partie, nous promettant de revenir le
lendemain.
C'est
dans cette clairière que mon père, son ami le photographe Marcel
Lefrancq et bien d'autres amateurs partaient à la recherche de silex
taillés pour agrandir leurs collections. C'était souvent Marcel qui
trouvait LE trésor : un semblant de pointe de flèche ou un petit
grattoir. Une réunion au sommet était alors programmée; tout
ce monde revenait à la maison et, dans le bureau de mon père, les
analyses, les constatations, les objections
s'entrecroisaient jusqu'à l'heure du repas
En
été, les jours de fortes chaleurs, ma mère (ou ma
grand-mère), panier sous le bras, nous emmenait en fin d'après-midi
pour un petit pique-nique; l'une et l'autre appréciaient la
fraîcheur des abords forestiers. Arrivées à la rivière qui
servait de frontière entre les domaines privés et les espaces de
sauvagerie, c'était toujours les mêmes recommandations :
"Attention, ne vous mouillez pas les pieds ! Vous prendriez un
rhume !" Ah, ces bonnes paroles ! Comme elles nous
faisaient rire : la veille, l'avant-veille et tous les autres jours,
nous y avions trempé les mains, avions mouillé nos chaussettes,
étions tombées dans cette petite rivière aux eaux si limpides
qu'elles nous laissaient voir le moindre grain de sable de son fond.
Les adultes aussi sont parfois bien naïfs !
C'est
bien souvent là que mon père partait méditer, un
livre de poésie entre les mains. Le garde forestier y croisait son
chemin. De loin, invisible dans son costume couleur de forêt, il
voyait Franz arriver, studieux ou perdu dans ses pensées; il le
laissait approcher avant de déclarer sa présence par un mouvement
du bras ou par une avancée du corps. Une conversation amicale
s'engageait alors malgré les lourds reproches que Gustin aurait eu à
formuler à l'encontre des deux filles de son interlocuteur. Mais
allez savoir ... Peut-être que les reproches étaient formulés et
que mon père, à son retour, se contentait d'informer notre mère
qu'il faudrait surveiller les enfants et faire preuve d'un peu plus
de fermeté vis-à-vis des deux fugueuses qui, avec une régularité
exaspérante, venaient semer la pagaille au cœur de la forêt et
dans la clairière.
Début
des années 50, c'est malheureusement de là, qu'un soir, mon père
revint horrifié : il y avait trouvé les premiers cadavres de lapins
atteints par la myxomatose. A la maison, cette macabre découverte
alimenta les conversations des soirées entières et tous les amis
défilèrent pour constater les désastres de la bêtise humaine
dont j'eus, pour la première fois, conscience. Ce souvenir
est, grand merci, le seul souvenir noir lié à cette clairière.
En
fait, c'était, dans notre environnement immédiat, le lieu que tous
les membres de notre famille adoraient, chacun pour une raison
précise et différente.
Cerise
sur le gâteau, il arrivait qu'en fin d'année scolaire, alors que
tous les programmes avaient été bouclés (ou presque), les deux
institutrices de notre école communale nous y emmenaient pour des
après-midi récréatives qui nous semblaient toujours trop courtes.
Cette
clairière, voilà bientôt quarante ans que je ne l'ai plus revue.
Qu'est-elle devenue ? Mangée par les cimenteries d'Obourg sans
doute; encerclée par des réseaux de routes et d'autoroutes;
étouffée par de nouvelles constructions à loyer modéré ...
C'était
notre paradis, celui des oiseaux, des lapins, et des papillons; un
lieu où s'épanouissait une multitude de fleurs différentes et où,
sur ses bords, les fougères royales formaient notre forêt de
Brocéliande. Si nous n'y avons jamais rencontré Merlin et Morgane,
c'est que nous ne nous y sommes jamais aventurées la nuit.
Merci à Jacques pour sa relecture et ses conseils
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