La
tranche de gouda
Une
tranche de gouda fut cause de l'une des grandes colères de mon père
à mon égard.
Au petit-déjeuner, lorsque
ma mère avait terminé d'enlever la fine croûte orangée du
fromage, elle déposait la tranche dans mon assiette et, sachant
que j'allais jouer un peu avant de manger, vaquait à une autre
occupation.
Mon
grand plaisir consistait à couper le fromage en deux parties
que je superposais, ensuite je découpais des quarts puis des
huitièmes puis... et ainsi de suite. A chaque découpe j'empilais
mes fractions de fromage jusqu'au moment où l'équilibre devenait
trop instable. Je commençais alors à manger chaque petite parcelle jaune
l'une après l'autre, les attrapant avec la pointe de mon couteau
tout en surveillant l'équilibre de la tour fromagère.
Un
jour mon père entra dans la cuisine lors de l'élaboration de cette tour. Il fronça
les sourcils et me demanda pourquoi j'agissais ainsi. Je n'eus le
temps de rien expliquer. Il ne vit qu'une chose : un gaspillage
évident de nourriture. Sa colère éclata. Il me pria d'arrêter
immédiatement ma construction et d'apprendre à manger correctement.
On n'avait pas idée de se moquer ainsi de la nourriture. Et...
« est-ce que j'avais pensé à tous ceux qui n'avaient pas la
chance d'avoir une tranche de fromage au petit-déjeuner ? »
Bien sûr que non. Et... « avais-je pensé au prix de ce
fromage ? » Encore moins, je ne m'étais jamais sentie concernée par le prix de la nourriture. Pensez donc, à six ans ! Comme si on pensait à la
valeur de ce que l'on mange ! Mon père raisonnait en adulte, moi je
l'écoutais en enfant gâtée et peu habituée à être grondée.
L'incompréhension entre nous fut totale.
Je retins une seule chose : le gouda devait être mangé en tranches plates et en aucune manière sous forme de tour. Ce jeu qui me donnait de l'appétit fut interdit, balayé par la brusque saute d'humeur de mon père.
Je retins une seule chose : le gouda devait être mangé en tranches plates et en aucune manière sous forme de tour. Ce jeu qui me donnait de l'appétit fut interdit, balayé par la brusque saute d'humeur de mon père.
Le
communisme (qui, à cette époque, avait phagocyté les âmes de mon père et de nombre de ses amis), respectueux de la production laitière et de sa valeur,
venait de faire deux nouvelles victimes : la cadette de la famille
Moreau et le gouda que je ne voulus plus manger durant plusieurs jours.
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